Article tiré de l'Avenir Agricole 2013

 

Elles allaient au bateau-lavoir à Laval

Patrimoine

Ce jeudi 17 octobre 2013, le Saint Julien, l'un des deux bateaux-lavoirs, a été remis à l'eau à Laval après avoir été restauré. En 2006, nous avions rencontré Jeanne Maria et Renée Bichot, anciennes utilisatrices. Voici, à nouveau, leur témoignage, ainsi que des photos de la remise à l'eau.

En 2006, Renée Bichot habitait à deux pas du bateau qu’elle a fréquenté dans sa jeunesse. Le Saint- Julien a été le dernier bateau en activité. C’est l’un des deux conservés aujourd’hui par la ville de Laval. (photo d'archives Rémi Hagel)

En 2006, Renée Bichot habitait à deux pas du bateau qu’elle a fréquenté dans sa jeunesse. Le Saint- Julien a été le dernier bateau en activité. C’est l’un des deux conservés aujourd’hui par la ville de Laval. (photo d'archives Rémi Hagel)

«Quand on y pense : allez laver un drap dans un évier de cuisine ! » remarque Renée Bichot, qui a lavé son linge sur les bateaux-lavoirs dans les années cinquante. Si les gens fréquentaient ces bateaux, ce n’était pas pour le plaisir de la tradition, mais bien parce qu’ils représentaient l’unique moyen de laver son linge. 

Le long de la Mayenne à Laval, on en a compté 18. Jeanne Maria, née en 1923, est montée dès sa jeunesse à bord de ces étranges bateaux, toujours fixés à quai. Elle se souvient : « A l’époque à Laval, il y en avait encore une douzaine : 4 à Bootz, 1 à Avesnières, 1 en bas de la rue de Chapelle, 1 en bas de la rue d’Hydouze, 1 en bas de la rue de la Cale, et les 4 de Saint-Julien ». A partir de 1943, elle a lavé son linge sur le bateau de Joseph Poirier. Ce sera le dernier à résister, jusqu’en 1970.

Renée Bichot aussi venait sur le Saint-Julien. Elle était plus jeune (née en 1939). « Nous aidions ma mère et ma grand-mère. Elles nous donnaient les chaussettes, parce qu’il y avait toujours le risque que ça tombe à l’eau »… Heureusement, M. Poirier avait un bâton qui permettait parfois de rattraper le fuyard.

"On frottait d'abord tout le blanc"
Ces gestes quotidiens obéissaient à une organisation. « On arrivait le lundi matin très tôt. On frottait d’abord tout le blanc, raconte Renée Bichot. On utilisait le lessi que nous vendait M.Poirier » Le lessi était l’eau chaude savonneuse retirée du bac en ébullition. Effectivement, une fois le prélavage manuel réalisé, les lavandières mettaient leur linge à bouillir dans une grande cuve. « On faisait des couplées de linge avec une ficelle » détaille Jeanne Maria. « On en faisait plusieurs selon la grosseur du linge, parce que plus c’était gros, plus la corde laissait de trace. Par exemple, en général, on mettait un drap seul ». Chacune accrochait un bout de tissu distinctif à sa couplée pour reconnaître son lot.

Pendant qu’on décrassait le blanc, la couleur trempait et pendant que le blanc bouillait, on lavait la couleur. Ensuite, les laveuses ne revenaient que le lendemain. « Le mardi matin, on récupérait le blanc qui avait bouilli, on le rinçait, on le passait dans l’essoreuse électrique » poursuit Renée. Jeanne, elle, allait au bateau le lundi après-midi et ne revenait que le mercredi. Elle y passait 4 heures chaque fois. En général, la fin de semaine était réservée à l’activité professionnelle du bateau. En effet, Jeanne comme Renée étaient des particulières : elles ne s’occupaient que de leur famille. Mais sur le bateau, on trouvait des laveuses professionnelles. Quatre travaillaient pour le patron, mais il y avait aussi celles, indépendantes qui avaient leur clientèle. « Pour ces laveuses, c’était dur. Elles étaient constamment agenouillées dans le carrosse (bac en bois) : bonjour les genoux et le dos ! »

"Avec tous les potins, on n'avait pas besoin d'acheter de journaux"
Ces dames lavaient le linge quel que fut le temps. « Le linge ne pouvait pas attendre. Vous savez, quand vous avez 7 enfants… Mais quand il fallait casser la glace, c’était pas marrant » reconnaît Jeanne. « C’était l’hôtel des courants d’air » ajoute Renée. D’ailleurs, celle-ci avait une place préférée : à côté de la chaudière. Mais malgré les habitudes, parfois la place était prise : il fallait aller du grand côté, celui où le courant est plus fort. Difficile pour Renée qui a peur de l’eau. « Plusieurs fois, je suis allée du grand côté : je ne me suis jamais habituée, en particulier, le sens du courant n’était plus le même ! » décrit aussi Jeanne.

Malgré ces conditions difficiles, les lavandières aimaient leur bateau. « L’ambiance était super ! Avec tous les potins, on n’avait pas besoin d’acheter les journaux » se souvient Renée. « Il n’y a jamais eu de bagarre » précise Jeanne. Ceux qui pensent à L’Assommoir de Zola repasseront.

Mais la bonne ambiance n’a pas suffit. La modernité a apporté la machine à laver. Finies les contraintes physiques, la femme pouvait se consacrer à autre chose qu’aux tâches ménagères. Les jeunes générations ont tout de suite adopté la machine. « Déjà à l’époque, je n’ai pas le souvenir d’avoir vu des jeunes femmes aller laver » commente Renée. Pourtant, avec les bateaux-lavoirs, c’est un certain mode de vie qui a disparu. « A l’époque, on vivait dans la rue, la communication était plus humaine. Aujourd’hui, on reste devant la télé. Les gens sont tristes, maintenant ».

Rémi Hagel
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"La machine, ça abîme le linge"

La concurrence de la machine à laver a eu la peau des bateaux-lavoirs. Pourtant, à en croire les témoignages,

la machine à laver manquait d’arguments. Dans le documentaire de l’ORTF tourné en 1969, la bataille fait rage, et sur le bateau, ces dames ne sont pas convaincues. « Avec la machine, le linge est trop raide. Ça l’use »

dit cette lavandière. « En le lavant à la main, le linge n’est jamais déchiré comme en machine ». Une autre

dame trouve des arguments surprenants, elle calcule : « Il faut deux heures à chaque machine, et il faut en faire

plusieurs. Ça fait toute la journée pour la lessive ! » Une troisième n’est pas plus enthousiaste : « J’ai pas où la

mettre. Et puis, à mon âge, c’est pas la peine. J’ai un pied sur terre et l’autre dedans… » « Mais vous avez

essayé ? » demande le journaliste. « Non… » « Pourquoi ? » « Ben, parce que ça me plaît pas, tiens ! »

Bref, on sent un mélange de mauvaise foi et de crainte à travers ces remarques. Il faut se dire aussi que

certaines des lavandières interrogées étaient des professionnelles qui ne pouvaient pas voir d’un bon oeil

ce qui signifiait la fin de leur activité.

Mais il y avait aussi une forte part affective. Jeanne Maria qui ne venait que pour laver le linge familial était

fortement attachée à cette pratique : « J’ai pris dur quand mon bateau-lavoir a fermé » concède-t-elle. Il n’a pas été évident de passer de « son » bateau-lavoir à « sa » machine à laver. « Au début, je ne trouvais pas mon linge beau. Finalement, il faut toujours l’échanger avant (c’est-à-dire frotter les tâches pour faire un prélavage,

N.D.L.R.). Et puis, dans les tissus, il y a tellement de choses synthétiques… Au début, j’ai perdu des lessives ». Jeanne Maria assure un sourire aux lèvres : « Si le bateau revenait, j’y retournerais ! » Bien sûr, elle se sait trop vieille pour cela aujourd’hui, mais c’est dire son amour pour le bateau. Cette mamie lavalloise reconnaît toutefois qu’à l’usage, la machine à laver présente des avantages. « C’est vrai, c’est appréciable : pendant que ça tourne, on peut faire autre chose. Et puis, l’hiver surtout… »