EXTRAIT DE L'ASSOMMOIR de EMILE ZOLA (Chapitre 1)

Le lavoir où elle allait, était situé vers le milieu de la rue, à
l'endroit où le pavé commençait à monter. Au-dessus d'un bâtiment plat,
trois énormes réservoirs d'eau, des cylindres de zinc fortement
boulonnés, mettaient leurs rondeurs grises ; tandis que, derrière,
s'élevait le séchoir, un deuxième étage très haut, clos de tous les
côtés par des persiennes à lames minces, au travers desquelles passait
le grand air, et qui laissaient voir des pièces de linge séchant sur
des fils de laiton. A droite des réservoirs, le tuyau étroit de la
machine à vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets
de fumée blanche. Gervaise, sans retrousser ses jupes, en femme
habituée aux flaques, s'engagea sous la porte, encombrée de jarres
d'eau de javelle. Elle connaissait déjà la maîtresse du lavoir, une
petite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré,
avec des registres devant elle, des pains de savon sur des étagères,
des boules de bleu dans des bocaux, des livres de bicarbonates de soude
en paquets. Et, en passant, elle lui réclama son battoir et sa brosse,
qu'elle lui avait donnés à garder, lors de son dernier savonnage. Puis,
après avoir pris son numéro, elle entra.



C'était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté
sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un
plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue
comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins,
s'étalant, noyant les fonds d'un voile bleuâtre. Il pleuvait une
humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse, une odeur fade, moite,
continue ; et, par moments, des souffles plus forts d'eau de javelle
dominaient. Le long des batteries, aux deux côtés de l'allée centrale,
il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou
nu, les jupes raccourcies montrant des bas de couleur et de gros
souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient
pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs
baquets, ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une
averse, les chairs rougies et fumantes. Autour d'elles, sous elles,
coulait un grand ruissellement, les seaux d'eau chaude promenés et
vidés d'un trait, les robinets d'eau froide ouverts, pissant de haut,
les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, les
mares où elles pataugeaient s'en allant par petits ruisseaux sur les
dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruit
murmurant de pluie, de cette clameur d'orage s'étouffant sous le
plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanche d'une
rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation
dansante de son volant qui semblait régler l'énormité du tapage.